Je me souviens clairement de la première fois où j’ai regardé le film American Beauty. J’avais 19 ans et la façon dont Lester Burnham, le protagoniste incarné par Kevin Spacey, décidait de quitter avec fracas son quotidien petit-bourgeois (famille, travail et confort matériel) pour retrouver les sensations rock de sa jeunesse m’avait alors fort impressionné. Envoûté par une bande-son aux petits oignons, je vénérais alors cet homme qui plaquait tout pour se consacrer à cette liberté tant chantée par les artistes des sixties. Après avoir revu le film récemment, j’ai dû me rendre à l’évidence. Je m’étais fourvoyé sur toute la ligne. Ce bon Lester n’était en fin de compte qu’un vieux beau qui avait troqué un consumérisme pour un autre. Sa vision du rock n’était qu’une affabulation capitaliste où se sculpter un beau corps, draguer de la midinette et rouler en décapotable semble le summum de l’irrévérence. Le même sentiment de liberté artificielle qui se dégage de ces pubs pour parfums ou voitures accompagnées de riffs de guitares légendaires. J’en vins alors à me demander ; aurais-je donc commis d’autres erreurs d’appréciation durant mon parcours initiatique ?
Parmi ces mirages s’estompant désormais au loin les années et la sagesse s’accumulant, semble me revenir ce projet insensé de visiter tous les établissements estampillés Hard Rock Cafe® du monde ; une des nombreuses erreurs de jeunesse commise par le fan de rock débutant (à égalité avec se croire capable d’ingurgiter autant de drogues que ses idoles ou penser passer pour une âme torturée en arborant un t-shirt Joy Division). Si un tel projet n’est écologiquement plus souhaitable en 2022 si ce n’est pour les champions du balek façon Bernard Arnault, il est également primordial d’affirmer qu’il ne l’est à aucun niveau. Crions le haut et fort, l’institution créée à Londres en 1971 n’est rien de moins que le variant musical du virus capitaliste propagé dans chaque grande ville de cette Terre. De quel méfait se rend coupable cette institution ? De diffuser une conception du rock comme simple produit marketing où la rébellion originelle peut s’acheter sous forme de t-shirts logotés. En transformant (littéralement) notre musique favorite en parc d’attractions (ayant fait faillite au bout d’un an), cette chaîne de plus de 250 restaurants (mais aussi d’hôtels et de casinos) est coupable d’aseptiser son essence contestataire pour se vautrer dans le capitalisme le plus crasse.
Associer viande saignante et riffs cinglants pour le plus grand bonheur du consommateur mélomane venu rassasier ses deux appétits : la musique et la gastronomie. Quelle joie que de déguster un bon gros burger des familles en écoutant le best-of de Mötley Crüe! A-t-on déjà tutoyé de si près l’american dream ? Se délecter du meilleur de la cuisine étasunienne est une chose. Le faire au son des plus grands tubes du rock’n’roll en est une autre. Une playlist sans faux pas où ne s’enchaînent que des hits faciles à digérer. Il ne faudrait pas que les chicken wings vous restent sur l’estomac. Classic rock (ou « rock à papa » en VF) penchant plutôt sur le hard rock tendance FM que sur la dream pop ou la cold wave. Fans de musiques introspectives, passez votre chemin. Nul besoin d’être un digger pour fredonner les refrains entendus en zigzagant tout ventre tendu entre les tables de l’auberge. Nul besoin d’être fan de ce style musical d’ailleurs. On vient s’encanailler dans l’antre d’un anti-conformisme fantasmé comme les fashionistas arborent désormais des t-shirts Iron Maiden ou Metallica sans en avoir jamais écouté la moindre note.
L’expérience ne serait évidemment pas complète sans l’acquisition d’un trophée à arborer à la sortie de cette noble institution. Le fidèle ne saurait repartir de sa messe sans son hostie. Il y a bien des boutiques souvenirs à Lourdes, alors après tout. Celles des Hard Rock Cafes® sont des rites de passage. Arborer un de ces t-shirts c’est rejoindre un club fermé, celui des rockers baroudeurs, un signe ostentatoire de rébellion et d’exotisme pour moins de 30 dollars. Voir s’afficher le nom de Kuala Lumpur sous ce logo mythique vous assurera le respect de tous les backpackers fans du genre. Aucune autre musique n’incarnerait mieux la liberté, avais-je lu un jour dans un article de presse spécialisée. Certes. Mais alors pourquoi monnayer cette précieuse valeur à des fabricants de fripes et de goodies? De Venise à Dubaï, ce sont des décapsuleurs, chaussettes et même baguettes de batterie phosphorescentes floqués aux couleurs de l’enseigne qui s’égrainent par milliers. Le fameux crossroad où les bluesmen vendaient leur âme au diable ne serait-il qu’un partenariat avec des fournisseurs de gadgets en plastique ?
Oooh, nous ne blâmons pas les groupes mythiques qui y affichent leurs reliques. Ils ont écrit l’Histoire et pondu des chefs-d’œuvres que nous bénissons chaque jour. La reconnaissance éternelle des foules leur est due. Il est toutefois regrettable que les masses laborieuses viennent leur rendre hommage dans ces temples aseptisés. Bien sûr, cela n’a rien de réellement étonnant. Ces musiciens, dès les années 70, rompaient avec leur prolétariat natal pour aller s’acoquiner avec la jet-set et s’amouracher de mannequins, signant ainsi un pacte avec le Grand Capital et entériner leur embourgeoisement. Malheureusement, cette place qui leur est réservée dans ces mausolées modernes les relèguent au rang de vestiges du passé. Des musées où les toiles de maîtres ont été remplacées par des guitares fracassées et des costumes glam à paillettes. Une guitare accrochée à un mur est une guitare qui ne résonne plus dans un club moite et souterrain. Flâner au milieu de ces œuvres, c’est un peu admettre que l’histoire a déjà été écrite, que rentabiliser sur des gloires passées est plus profitable que de parier sur l’avenir. Passéisme et profits font bon ménage. Jusqu’à quand? La Commission « Musique et Insurrection » de la prochaine Révolution tranchera.
À la rédaction des Interrockations, nous avons un credo : le rock n’est mort que pour ceux qui ont cessé de s’y intéresser. Dégoter la crème des groupes actuels qui n’étendront jamais leurs sous-vêtements sur les murs d’un Hard Rock Cafe®; humble objectif de notre playlist du jour.
Source image en tête d’article: https://thethaiger.com/news/phuket/Phuket-Hard-Rock-punts-reopen-tonight

J’ai hâte de voir le procès Hard Rock Café VS Les Interrockations pour incitation à la haine
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