XII – Pourquoi faut-il boycotter le 50ème anniversaire de Dark Side of the Moon ?

Atteindre le demi-siècle, en voilà une prouesse remarquable.Tant pour un humain que pour un album de rock. Surmonter le test du temps malgré une pochette un peu cornée, les coins quelque peu blanchis, le micro-sillon qui gratte et quelques grincements d’usure une fois la galette posée. Fêter ses 50 piges, pas rien donc et 2023 ne sera pas avare en célébrations musicales de ce bel âge ; le millésime 1973 ayant produit quelques œuvres qui ne manqueront pas d’être encensées tout au long de l’année. Oui, 2023 sera encore un grand cru pour les amateurs de classic rock portés sur la nostalgie. Parions d’avance que les couvertures de magazine de la presse spécialisée sont déjà prêtes et les articles sur la genèse de ces albums mythiques déjà écrits.

En rock comme en politique, il faut se méfier du « c’était mieux avant ». De nostalgique à réac, il n’y a qu’un pas… que n’a visiblement pas hésité à franchir Patrick Eudeline, ex-gloire de la critique rock franchouillarde, aujourd’hui versé dans le pamphlet zemmourien de PMU. Il me souvient une interview de lui clamant que le rock était mort en 1973 avec le premier album des New York Dolls. On lui concédera que 73 fut effectivement une grande cuvée comparé aux trois ans de piquette musicale qui suivirent mais de là à affirmer que plus rien d’intéressant n’aurait paru depuis … Une posture de boomer qui a dû lui coûter la découverte de quelques chefs-d’œuvre sortis entre temps (si, si, Patoche, il y en a eu).

Trop de soi-disant magnum opus trônent paresseusement sur nos étagères, leur mythe tant de fois relaté leur assurant un statut d’indéboulonnables, amenés à être célébrés à chaque nouvelle décennie sans qu’aucune remise en question ne vienne perturber le cérémonial. Il est temps pour les Interrockations d’apporter un œil neuf et objectif à ce simulacre de liesse populaire. Cette promotion 1973 s’apprête donc à passer sous notre regard impartial et à être évaluée façon Pitchfork avec des notes allant de 0 à 10 (on vous épargnera les notes à la décimale). Ces albums cultes méritent-ils d’être encensés 50 ans après ? Des réputations boursouflées vont-elles s’effondrer ? Il y a fort à parier que oui. Toutefois, il nous importe de rester dans la critique constructive, n’est-ce-pas ? Nous vous proposerons donc pour chaque album décortiqué notre conseil alternatif. Remballez les bougies et faites de la place sur vos étagères !

10/10 – Sabbath Bloody Sabbath par Black Sabbath

Aux Interrockations, la mauvaise foi assumée est une raison d’être et titiller des artistes pourtant révérés une passion (démonstration à venir ci-dessous). Mais de là à écrire la moindre mauvaise ligne sur le cinquième album du Sabbat Noir, il y a des limites que nous ne franchirons jamais. Paroxysme d’un quintuplé gagnant pour le quatuor de Birmingham, Sabbath Bloody Sabbath est la clé de voûte d’un édifice qui définira les bases sonores et visuelles des musiques extrêmes à venir pendant les cinq décennies suivantes. Respect éternel.

Souvent copiés, rarement égalés, Black Sabbath a inspiré une flopée d’artistes. Parmi leurs rejetons les plus talentueux, signalons que Pigs Pigs Pigs Pigs Pigs Pigs Pigs (les amoureux de cochonnaille seront servis) vient tout juste de sortir un nouvel album prêt à poursuivre la croisade diabolique de leurs aînés.

9/10 – Raw Power par Iggy and The Stooges

Tout a déjà été écrit sur The Stooges et le sera encore cette année à coup sûr. Par convictions décroissantes, nous ne produirons donc rien de nouveau à ce sujet. Qui sommes-nous pour nous opposer à la croyance populaire qu’il s’agit là d’un des albums les plus influents de tous les temps ?

Notre conseil 2.0: quitte à voir un punk décadent se rouler torse nu sur scène, optez pour un modèle moins fripé. Sebastian Murphy des Viagra Boys et son bide à bière ultra tatoué en pochette de Raw Power, ça, ça aurait de la gueule.

8/10 – Space Ritual par Hawkwind

Oubliez le psyché en demi-molle de Dark Side of the Moon, elle est là la perche cosmique de 1973. Double album live de plus de deux heures dans sa version remasterisée , Space Ritual contient tout ce qui fait le génie de Hawkwind : des ritournelles à vous faire tutoyer les anneaux de Saturne. Ça plane haut, très haut sur cette référence absolue où viendront s’abreuver tous les futurs amateurs de stoner, krautrock et autres space rock.

Notre conseil tourisme spatial : Jeff Bezos a beau faire le cakos avec son vol dans l’espace de 2021, l’exploit avait déjà été réalisé 10 ans auparavant par White Hills. Leur album H-p1 : une heure onze minutes de sortie intersidérale.

7/10 – New York Dolls par New York Dolls

La fin du rock pour Patrick Eudeline. Le début d’une nouvelle ère pour le reste du monde. Affublés de talons hauts, robes et maquillage, pratiquant l’excès comme les poses lascives, les cinq gaillards new-yorkais préfigurent le glam, le punk, le hair metal et l’intégralité des débats sur les questions de genre à venir.

Notre suggestion mode : origines new-yorkaises, influences glam et garde-robe à ficher un AVC à Christine Boutin, la relève s’appelle indubitablement Lemon Twigs.

6/ 10 – (pronounced ‘lĕh-‘nérd ‘skin-‘nérd) par Lynyrd Skynyrd

Un des albums emblématiques du rock sudiste. Musicalement irréprochable mais cet amour du drapeau confédéré … OK, ils ont déjà éclairci l’affaire avec Neil Young il y a 50 ans mais on ne serait pas surpris d’apprendre que l’album ait tourné plein pot durant les meetings de Trump au Texas.

L’avis de notre envoyé spécial étasunien : en quête de sonorités mississipiesque mais peu enclins à vous faire épingler comme suppôt du KKK ? Tournez-vous plutôt vers Left Lane Cruiser.

5/10 – Dark Side Of The Moon par Pink Floyd

S’il y a bien un anniversaire avec lequel on va nous rabattre les oreilles cette année, c’est celui-ci. Certainement l’album le plus célèbre du Floyd et une pochette parmi les plus mythiques de l’histoire du rock. Son œuvre la plus accessible aussi et donc la moins intéressante. Du cosmos pour la ménagère. Bien trop lisse, trop FM pour nous faire monter au septième ciel. Pour Céline, « l’amour c’est l’infini mis à la portée des caniches » : Dark Side of the Moon, c’est le psychédélisme livré à ces mêmes canidés. Roger Waters s’apprêterait à en ressortir une version totalement remaniée : naufrage à suivre.

Vous tenez réellement à souffler des bougies cette année ? Alors, optez plutôt pour les fringants 10 ans du second album de Föllakzoid. Le duo chilien livre ici une masterclass de lévitation krautrock.

4/10 – Band On The Run par The Wings

Les Wings, c’est cool chez KFC. Pas dans vos oreilles. Affublé d’un nouvel orchestre, McCartney livre en 1973 ce qui est souvent considéré comme son œuvre post-Beatles majeure. Fadaises. Tout avait déjà été dit deux ans auparavant. Et puisque je sens bien que vous n’avez cure de mes suggestions de groupes contemporains (non, n’insistez pas, je ne suis pas dupe), je m’en vais céder aux sirènes passéistes et vous confier un petit secret : mon album préféré des Beatles, c’est le deuxième opus solo de McCartney. Ram, sorti en 1971, est une démonstration du génie de Macca enfin débarrassé des trois autres guingols.

Somme de toutes les facettes de son auteur alors prêt à saisir le bélier par les cornes et à balancer du trashtalk à ses anciens compères (on vous laisse deviner la signification de l’artwork où deux scarabées copulent éhontément). Le panel des registres défrichés est large, tous traversés par la même sensation d’aisance. Sur « Uncle Albert / Admiral Hasley », « Dear Boy » et « Long Haired Lady », McCartney tripatouille sa pop comme jamais et l’expose à toutes les expérimentations. « The Back Seat Of My Car » serait certainement devenu un hit planétaire s’il avait été enregistré sous le nom des Beatles. Sur les musclées « Smile Away » et « Monkberry Moon Delight » (braillarde reprise de Screamin Jay Hawkins), il fait taire ses détracteurs le cantonnant au rôle de simple compositeur de balades sirupeuses. Agripper un ukulélé pour composer la country vaporeuse de « Ram On » ? pas de souci. Tout semble dans les cordes du garçon alors en état de grâce. Autre chose que les jérémiades hippies d’Imagine (sorti la même année et bien plus encensé) ou les inepties de Band on the Run …

3/10 – Aladdin Sane par David Bowie

Entre Ziggy et la trilogie berlinoise, Bowie enchaîne les albums à l’impact moindre. L’équivalent musical d’enchaîner les coups d’un soir entre deux relations sérieuses. Aladdin Sane est de ce bois là. Pas réellement mauvais mais clairement moins candidat à la postérité. Seule sa pochette atteindra l’éternité en devenant LA référence absolue pour les fans de mulet du monde entier.

L’influence de Bowie sur les générations futures n’est plus à prouver et a largement dépassé les seules frontières du rock. Il semblerait que ses plus fidèles disciples capillaires aient établi leur culte du côté de l’Australie. The Chats mais surtout l’ébouriffante Amyl and the Sniffers incarnent la nouvelle aristocratie de la nuque longue.

2/10 – House of the Holy par Led Zeppelin

En 1973, Led Zeppelin n’a plus grand-chose à dire. Il faut dire que les gaillards viennent de publier coup sur coup quatre albums qui représentent à eux seuls les Saintes Tablettes du hard rock moderne. Difficile d’enchaîner derrière. Certains rockologues patentés tenteront de vous convaincre de l’utilité de ce cinquième opus ; il n’en est rien. Signe de la débâcle : The Crunge, tentative douteuse de disco-funk, indigne du Zeppelin. La DLC est atteinte. L’heure est au glam rock, le punk tapi en embuscade. Un dernier coup d’éclat avec Kashmir quelques années après et hop tout le monde holy.

Les ersatz ne manquent pas et entre tribute band et plagiat éhonté, la limite est parfois fine (n’est ce pas Greta Van Fleet?!). Le desert rock de Tinariwen semble le plus bel hommage récent à l’alchimie blues et sonorités orientales de Led Zep. Pas un hasard si Robert Plant s’est joint à l’orchestre touareg pour quelques prestations live d’anthologie.

1/10 – Quadrophenia par The Who

Opéra Rock : terme en vogue au début des seventies, popularisé par ces mêmes Who à la sortie de Tommy en 1969. Seconde tentative avec ce Quadrophenia qui ne nous fait malheureusement pas oublier qu’un opéra rock n’est jamais rien d’autre qu’ une vulgaire comédie musicale avec deux guitares au milieu. Merci Kamel WHOli mais on passe notre tour.

Notre conseil cinéma : la gueguerre entre gangs de vélos à roulette qui sert de toile à fond à Quadrophenia représente-t-elle le summum de la rébellion rock juvénile ? Difficile à avaler après avoir vu LETO, sensationnel film rock sur la réalité de musiciens underground dans les eighties soviétiques.

0/10 – Berlin par Lou Reed

On peut lire aujourd’hui que Berlin est l’œuvre culte par excellence : maudite, hantée, malaisante, incomprise à sa sortie. Et si on osait se dire les choses ? Traverser les cinquante minutes de Berlin est un véritable calvaire pour les oreilles. Le storytelling ne fait pas tout et toutes les œuvres ne méritent pas d’être réhabilitées.

Le phrasé typique de Tonton Lou sur des compositions contemporaines décentes ? C’est possible grâce à l’échappée solo de Nathan Roche, frontman du Villejuif Underground et l’album A Break Away paru fin 2022 sur Born Bad Records.

Notre conseil de classe s’achève ici.

Nos conclusions : un album mythique ne se compose jamais que de 50 % de qualités musicales intrinsèques et de 50 % de storytelling efficace.

Pour que les albums d’aujourd’hui puissent fêter un jour leurs cinquante ans en grande pompe, écrivons-en la légende dès à présent.

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