Dans notre croisade pour apporter la Sainte Lumière des Interrockations au monde, il nous arrive parfois de partager notre plume sur divers sites, groupes facebook et autres réseaux sociaux dédiés au rock’n’roll. Un délicat exercice de funambulisme où il s’agit de savoir frapper à la bonne porte. Entre vendre son âme au diable et vendre son c**, la frontière est fine. La première action porte l’aura mystique des bluesmen de légende, la seconde l’odeur rance des influenceurs arrivistes. Lors de ces récentes pérégrinations culturelles, certains de nos articles se sont vus refusés car trop politiques. Peu friands d’esclandre (notre faible musculature ne nous permettant pas d’autre philosophie de vie que la non-violence), nous nous sommes pliés aux règles de la maison. Pourtant, la nuit même, entre deux rêves moites où nous nous retrouvions entre Philippe Manoeuvre et Xéna la Guerrière (l’amour du cuir certainement), nous vinrent ces pénétrantes interrockations : peut-on parler de rock sans parler de politique ? Le rock apolitique existe-t-il réellement ? Peut-on discourir sur quasi septante années d’artistes ou d’albums tout en esquivant jusqu’à la plus petite thématique sociale ? Ces hypothèses nous semblant tout bonnement relever de la fable au même titre qu’un dry january de Lemmy, nous décidâmes de mener une fois de plus une de ces enquêtes dont l’impartialité a fait notre renommée.
Nombres de sites dédiés au rock’n’roll assument le postulat selon lequel ne compterait que la musique et devraient rester à la porte toutes convictions ou prises de position pouvant amorcer le moindre débat d’idées. La passion de la musique pour réunir les gens et non pour diviser. L’intention était bonne. Sauf que oui mais non. Tout est par essence politique dans le rock et ce jusqu’à son apolitisme. Il est le genre musical qui, intrinsèquement, s’oppose à l’establishment. Dès son origine, et sans la moindre revendication, le rock va se faire étiqueter musique contestataire. Contre la génération d’avant, contre les lois, contre un mode de vie trop sclérosé … encore aujourd’hui, elle est la musique qui, dans l’imaginaire collectif, incarne l’émancipation, le refus des institutions. Scander « rock’n’roooool », c’est s’affranchir de la bienséance. Écouter du rock est déjà en soi un parti-pris. Pas un seul slogan politique dans L’épopée Sauvage et pourtant Marlon Brando demeure à jamais une des premières icônes rock du cinéma. Son attitude à elle seule ébranle l’establishment et l’ordre conservateur. Et c’est cela que l’on vient chercher dans l’écoute de ces bons vieux titres rock’n’roll. S’acoquiner avec les infréquentables, transgresser par procuration, profiter de cette aura de rébellion intrinsèque.
Alors quelle est donc cette histoire de rock apolitique ? Profiter de l’aura rebelle du genre sans en assumer la part politique ? Voilà qui relève tout bonnement de l’appropriation culturelle ! Le rocker ne pourrait se contenter de cette image d’Épinal le représentant en train de s’en foutre plein le nez, conduire des grosses cylindrées et « niquer des gonzesses » (pour reprendre l’expression consacrée dans le Monde d’Avant). Un raccourci hédoniste qui confinerait au cautionnement d’un certain mode de vie consumériste, de simples loisirs égoïstes qui n’inquiéteront jamais l’ordre établi. Aimer le rock pour ce cliché de rock star hors-sol, c’est déjà avoir choisi son camp, c’est cautionner des valeurs qui ne servent guère l’Intérêt Commun. Nous l’avions évoqué dans une précédente chronique, les rock stars ont péri de ce saut dans le stupre. Gavées de leurs propres excès, elles ne sont devenues plus que l’ombre d’elles-mêmes et ont laissé filer l’admiration des masses vers d’autres genres musicaux. À s’être contenté d’une rébellion de façade, le rock s’est vidé de sa substance, a perdu toute once de danger. Pourtant, celui-ci ne saurait pardonner la tiédeur. On empoigne rarement une guitare si l’on a rien à dire. Il existe d’autres professions pour rester coi, comme wedding planner par exemple. Et est-ce là le rock’n’roll que l’on souhaite ? Des reprises de Queen dans des mariages ? Pour ce genre de rock inoffensif, frôlant la niaiserie, le terme Rock FM a été créé. FM valant pour Faussement Marginal, Faiblement Maoïste ou Fariboles Mièvres.
Écouter les classic albums en faisant fi du contexte social à leur sortie serait une erreur, un aveuglement éhonté. Les grands albums ont tous de grandes histoires. Parfois personnelles, intimes mais toujours ancrées dans leur temps. Parler du punk sans glisser un mot sur l’Angleterre de Thatcher et l’austérité économique alors en vogue serait vain, vidé de son essence. Les albums les plus hédonistes des sixties pourraient sembler sans revendication politique mais ils sont bel et bien le fruit de leur temps et de la révolution sociale alors en cours. Le black métal norvégien n’aurait pu apparaître sans une critique véhémente de l’influence judéo-chrétienne. Le grunge, la new wave, le stoner ne scandent aucun slogan politique ? Ils sont toutefois tous le produit de leur époque et de leur climat politique. Un genre musical ne saurait naître par hasard. Ne doit-on d’ailleurs pas un tournant majeur de notre bien aimé rock’n’roll au producteur Sam Philipps et sa fameuse phrase : « If I could find a white man who had the Negro sound and the Negro feel, I could make a billion dollars ». C’est suite à cette assertion mêlant logiques ségrégationniste et capitaliste que ce dernier ira dénicher un certain gaillard nommé Elvis Presley et s’apprêtera à changer à jamais la face du monde. Pas mal pour une phrase que certains s’évertuent encore aujourd’hui à déclarer apolitique.
Alors comme ça, on ne peut plus écouter le King pépouze sans se faire emmerder par de la rhétorique de trotskiste de bas étage? Mais si, voyons. Continuez donc à vous déhancher sur Blue Suede Shoes tant que cela vous plaira. Il s’agit juste de garder à l’esprit que même chez ces artistes qui peuvent vous sembler loin de tout positionnement idéologique se cache toujours forcément une dose de politique. Le King lui-même n’a-t-il pas fait le forcing pour rencontrer Nixon ? Une rencontre aussi lunaire que mythique où le roi du rock’n’roll tentât de rentrer dans la Maison Blanche avec ses armes à feu pour taper le bout de gras avec l’homme le plus puissant du monde. Sujet des discussions ? Son souhait de rejoindre le FBI afin d’aider son beau pays à faire la chasse à la racaille communiste et notamment aux Beatles qu’il soupçonne d’œuvrer pour les forces soviétiques.
Les Stones ne font pas de politique? Admettons. Constatons seulement que du statut de bad boys numéros 1 du Royaume-Uni (acquis entre autres grâce à leurs frasques et l’organisation du festival d’Altamont), ils sont passés à celui de nobles représentants de la bourgeoisie britannique. En 2012, ils ont même servi de cadeaux lors d’une petite sauterie organisée par le milliardaire Edouard Carmignac pour ses amis banquiers. Un concert privé devant un parterre de mâles blancs en costards. On est bien loin de Street Fighting Man. On peut nous dire que le rock est apolitique mais on ne nous ôtera pas de l’idée que, sous cette forme, il fait quand même le jeu d’un public de privilégiés et se complaît dans une logique capitaliste qui occupe, qu’on le veuille ou non, une place dominante sur l’échiquier politique. N’allez toutefois pas croire que nous en avons particulièrement après nos chers papy rockers, pas du tout. Nous pourrions arriver au même constat pour les rappeurs qui, après de tonitruants débuts revendicatifs (Public Enemy, NWA) se sont eux aussi tournés vers des valeurs carrément bling bling qui, si elles ne traitent plus de politique, ont bel et bien choisi leur camp.
C’est que, sous nos latitudes, la musique est devenue une denrée consommable comme n’importe quelle autre. Ainsi en sommes-nous arrivés à un rock loisirs (qui n’est pas un chanteur québécois), un rock divertissement tandis que dans d’autres contrées, il relève encore et toujours de l’impératif, du besoin viscéral de s’opposer, de la revendication qu’on ne saurait garder pour soi. Pussy Riots en Russie, Songhoy Blues et Tinariwen au Mali sont quelques exemples de ce rock d’aujourd’hui qui lutte, qui existe pour freiner les envies liberticides des puissants locaux. On ne s’étend pas là-dessus maintenant, on devrait consacrer à l’avenir une petite chronique à ce Rockin’ All Over The World (comme dirait l’ami Fogerty). Leurs œuvres peuvent aisément s’inscrire dans la lignée des protest songs de Dylan, de Lennon, de U2 (cela nous coûte de les citer mais il faut savoir leur reconnaître cela), du Clash, de Rage Against The Machine … Un rock toujours conscient de son pouvoir contestataire, prompt à prendre parti quand il le faut. Qu’en est-il du fan de rock ? Doit-on le forcer à dégainer sa carte de parti à chaque fois qu’il pose des écouteurs sur ses oreilles ? C’est en tout cas ce qui est arrivé aux représentants du mouvement skinhead à la fin des années 70. Jusque-là simples prolos british se contentant de fumer de la weed en écoutant des musiques jamaïcaines, ils furent sommés de se positionner lorsqu’une certaine frange de leur population se tourna vers les idées extrémistes du National Front. Vouloir rester apolitique dans ce débat précis signifiait cautionner les valeurs racistes de ce parti. De cette scission émergera la frange d’extrême gauche du mouvement, radicalement politisé et bien plus en accord avec les valeurs de métissage culturel et musical prônées originellement. De là à dire que chaque auditeur de rock devrait assumer sa part politique, il n’y a qu’un pas …
… que nous franchirons allégrement aujourd’hui. Vous nous voyez venir. On vous broute assez régulièrement avec nos pamphlets pour que cela ne soit pas une surprise : le rock ne peut être que de gauche ! Anti-establishment par nature, révolutionnaire dans l’acte, opposé à l’ordre établi, il ne peut se concilier avec les valeurs conservatrices et réactionnaires. Oh bien sûr il existe bien quelques rockers de droite (Ted Nugent, Clapton, Jesse Hugues, Phil Collins, Johnny Ramone, Metallica … ) et même d’extrême-droite mais ceux-là ne font que détourner une arme de persuasion massive qui n’est pas la leur et oublient trop aisément que leurs idées nauséabondes ne pourraient s’exprimer musicalement sans les origines blues afro-américaines du rock. Certes minoritaires au sein d’une horde de troubadours wokistes, les rockers droitards sont bel et bien là et habilement dissimulés. D’apparence similaires à leurs confrères gauchiasses, il est parfois bien difficile de les débusquer. Pourtant, pour l’œil averti, certains détails permettent de définir de manière intraitable le bord politique qui est le leur. Certains attributs du rocker, anodins à première vue, vous apporteront une réponse claire sur cet épineux sujet. Notre décrypteur :
Le saxophone : de gauche chez les Stooges / de droite chez Supertramp.
L’overdose : de gauche d’héroïne dans un squat à Edinbourgh / de droite de cocaïne dans une after à Berlin.
Johnny Rotten : de gauche à la tête des Sex Pistols / de droite quand il soutient Trump.
Philippe Manoeuvre : de gauche à Métal Hurlant / de droite à la Nouvelle Star.
Les Stones : de gauche à Altamont / de droite en concert privé devant un parterre de banquiers.
La moto : de gauche dans Easy Rider / de droite dans le garage de Johnny Halliday.
Le whisky : de gauche sifflé directement au goulot / de droite savouré dans un fauteuil avec un cigare.
System Of A Down : de gauche pour le chanteur / de droite pour le batteur.
La mort : de gauche dans son vomi à 27 ans / de droite dans son manoir à 77 ans.
Borne : de gauche quand To Be Wild / de droite quand Première Ministre.
Révolution : de gauche quand elle est chantée par les MC5 / de droite quand c’est le titre d’un livre de Macron.
Trust : de gauche quand ils composent Antisocial / de droite quand ils appellent à voter Bayrou.
Iggy Pop : de gauche chez les Stooges / de droite dans la pub pour le Bon Coin.
Les festivals : de gauche à l’Huma / de droite à Rock En Seine.
Les cheveux longs et gras : de gauche quand c’est Kurt Cobain / de droite quand c’est Francis Lalanne.
Les accidents de voiture : de gauche quand c’est James Dean au volant / de droite quand c’est Pierre Palmade.
Saez : de gauche quand il sortait Jeune et Con / de droite quand il est devenu un vieux con.
Le jean slim : de gauche au fond d’un carton / de droite porté par les Strokes.
Police: de droite quand c’est un groupe de rock / de droite quand c’est les forces de l’ordre.
Vous aurez noté qu’une seule et même personnalité peut passer sans sourciller de gauche à droite (cela est bien plus rare dans l’autre sens) au cours de sa vie : c’est ce que l’on appelle dans le jargon scientifique le syndrome de Renaud. Allez, trêve de plaisanterie, il est l’heure de conclure. Il est donc grand temps de réintroduire la politique dans le rock, de refoutre la dose de propos révolutionnaires qui redonneront ses lettres de noblesse contestataires à un genre qui ne peut se contenter de tiédeur, sans quoi il sera condamné à ne devenir que de la soupe pop ou une version légèrement saturée de l’œuvre de Sardou. Pour ce faire, une première étape : laisser les rockologues en culottes courtes publier des chroniques politiques si cela leur chante. Les internets sont déjà bien assez saturés de récits sans âme et se contentant de réciter leur leçon par cœur. Une bonne dose de parti pris, de mauvaise foi et de subjectivité ne nuirait pas à la construction d’une pensée critique commune. Pour parachever notre propos, nous terminerons sur ces quelques mots entendus dans l’excellent docu White Riot relatant l’organisation des concerts Rock Against Racism. Une prose que l’on retrouvait sur les fanzines de l’époque et qui ne se souciait guère de charte apolitique pour ne pas froisser le chaland. À bon entendeur :
We want rebel music
Street music
Music that breaks down people’s fear of one another
Crisis music
Now music
Music that knows who the real enemy is
Love music
Hate racism

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