6 – Peut-on être rock’n’roll au travail ?

Mes chers disciples, je dois vous le confesser : j’ai depuis peu regagné les rives de Babylone. Me voilà à nouveau courbé sous le poids des chaînes du salariat. L’étreinte de la Machine serre à nouveau ma nuque. Et tout ça pour quoi ? Gagner piteusement ma croûte et subvenir à mes besoins les plus vitaux. Que voulez-vous ? Le Picon ne va pas se payer tout seul. Un retour au turbin qui m’a amené à me demander : rock’n’roll et salariat sont-ils réellement compatibles ? À l’instar de la fameuse rhétorique creuse de droite « Imagine-t-on un seul instant le Général de Gaulle mis en examen ?», il convient à nous, apprentis rockers en culottes courtes, de nous poser la question : imagine-t-on un seul instant le Camarade Lemmy mis en open space ?

Bureaux, salles de classe, couloirs administratifs … y-a-t-il un seul de ces endroits qui puisse prétendre au souffre d’un Altamont ou d’une Hacienda ? Non pas qu’il faille des morts et des overdoses pour être rock’n’roll mais vous aurez compris l’idée. A-t-on jamais vu un circle of death organisé par Catherine la secrétaire ? Si votre patron est autorisé à se gaver sur votre dos, pourquoi ne vous laisse-t-il pas sniffer sur le sien ? Pourquoi n’y-a-t-il pas de 8.6 dans le distributeur à boissons de votre boîte ? Quand est-ce que la gueule de bois sera enfin reconnue comme motif légitime d’arrêt maladie ? Jean-Seb, le RH, a-t-il déjà organisé une seule session ayahuasca / Grateful Dead ? Voilà qui serait du team building efficace … quitte à se fader ces fadaises … La vérité c’est que la start-up nation ressemble à un immense bar lounge où la torture du travail est couplée à celle de l’écoute de jazz.

Oh, certains de vos collègues tenteront bien de vous faire croire qu’ils ont su rester de vrais déglingués malgré leur bullshit job et leurs 50h/semaine. Pour ce faire, ils vous convieront à leur rituel hebdomadaire : l’after work ! Débriefer sa journée entre collègues et persifler le boss tout en sifflant quelques Gin and Roses à 10 balles le cocktail au doux son de Rock à Papa FM ; voilà le summum de la subversion que le monde du salariat est prêt à vous accorder ! Une petite cuite proprette en milieu de semaine pour pouvoir se vanter le lendemain aux abords de la machine à café d’être un éternel fêtard, le YOLO profondément tatoué sous la gourmette. Une vision somme toute très putassière du rock’n’roll, directement inspirée par les traders des eighties : petit pull sur les épaules, Phil Collins dans les oreilles, coke à gogo dans les naseaux. Rocker en costard, un oxymore et point barre.

C’est pourtant cette clique en costume qui gère désormais les choses. Sale temps pour la gaudriole et pour vos aspirations d’apprentis Iggy. Notre fraîchement démoulé premier ministre a déclaré : « Le travail doit payer plus que l’inactivité ». Quelle est donc cette manie de vouloir refourguer du travail à tout le monde ? Le Gabi prépubère aurait-il trop poncé The Offspring et leur titre Why Don’t You Get A Job ? C’est qu’il serait chaud pour nous faire cravacher jusqu’à l’épuisement celui-ci ! Sucer la moelle et jusqu’au dernier centime de cette espèce en voie d’extinction qu’est le chômeur épanoui. Et à grands coups de rhétorique martiale s’il-vous-plaît ! France Travail le jour et quoi ? Famille Patrie la nuit? L’emploi coûte que coûte. The Clash avait tout pigé quand il scandait Career Opportunity.

Sûr que la bande à Joe Strummer nous aurait aidé à lister les mille et une manières d’être rock’n’roll au travail : assumer sa punk attitude, saborder le système de l’intérieur, traverser la rue comme nous l’a demandé notre président … mais en Doc Martens et pour tout piétiner. Les possibilités auraient été infinies. Mais seraient-ils arrivés à la seule conclusion qui vaille ? Une vérité froide et concise comme une chanson de Wire : la chose n’est pas tant de savoir si l’on peut être rock’n’roll au travail mais de l’être en ne s’y présentant pas. Faire un pas de côté, ne pas participer et faire de notre bon vieux rock la bande-son de l’oisiveté heureuse.

En effet, existe-t-il bonheur plus simple que la douceur de vivre des Kinks ? Fredonner « Lazying on a Sunny Afternoon », paisiblement installé dans un parc, la fierté de se savoir major de promo de l’école buissonnière. S’inspirer de l’ami Otis Redding et siffloter The Dock of the Bay, solidement amarré aux quais de la glandouille en observant ses pairs partir de bonne heure participer à l’économie du pays. Respecter le credo de Franz Ferdinand dans Drinking Wine in the Afternoon et ne pas attendre panurgement que sonne la cloche de fin du labeur et celle du début de l’after work pour s’octroyer un petit nectar alcoolisé bien mérité. Appliquer à la lettre les mots de Freddie Mercury dans Bicycle Race « So forget all your duties, oh yeah », « I want to ride my bicycle / I want to ride it where I like» et partir s’échapper au petit matin en biclou pendant que d’autres pompeux en trottinettes s’en vont pomper le monstre Babylone.

Alors, être rock’n’roll au travail, pourquoi pas ? Mais à l’heure où l’oisiveté se retrouve accusée de de pervertir la jeunesse, de flinguer le PIB national et d’à peu près tous les maux de la société, la vraie rébellion consiste à redonner ses lettres de noblesse à l’otium antique. En un mot comme en cent, et pour conclure sur les textes de grands philosophes contemporains, le vrai rock’n’roll c’est de toujours préférer I’m Only Spleeping à A Hard Day’s Night.

Sur ces sages paroles, je m’en vais me coucher.

C’est que je bosse à 8h demain.

Pour accompagner cette chronique et vos futures journées d’oisiveté, voici une petite playlist pas piquée des hannetons. Financée par France Paresse évidemment.

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