L’autre jour, niché dans les hauteurs d’une zone VIP de festival (ces espaces culturels où chaque été cohabitent sponsors musico-ignares, élus vaniteux, Miss départementales et artistes punko-satanistes, tous réunis par un même amour du p’tit four gratos), je m’adonnais à ces réflexions : « bon dieu d’bon dieu, ce rosbeef est excellent ». Non, un instant, pas ces réflexions là, les suivantes : « mais qu’est-ce donc qu’être rock critic ? Quels enseignements ai-je tirés de ces trois dernières années à traîner ma couenne dans le rock’n’roll circus, à rouler ma bosse dans tous les festivals de France et de Navarre ? ». C’est que, des backstages de Woodstock au jury du concours de saucisses de Montbéliard, je pense pouvoir dire que j’ai pas mal baroudé. Tout fait. Tout vu. Rencontré le gratin. Elvis ? Lennon ? Morrison ? Dorothée ? Tous rencontrés, interviewés, et même servis de muse pour certains. Je ne vous dirai pas pour qui, non. N’avez qu’à écouter les paroles plus attentivement. Mais devenir le king de la presse musicale a un prix. Quels sacrifices pour en arriver là ? Quels obstacles se présenteront encore sur ma route ? Une fois arrivé à un certain stade de fame, il convient de se poser les bonnes questions et pour cela, il n’y a pas 36 solutions. Plutôt que de s’adonner à ce que ces petits branl**** de start-uppers appelleraient un bilan de compétence, il suffit de déclencher la question magique : qu’est-ce qu’il aurait pensé de tout ce foutoir le Lester ?
C’est que le game, il a changé depuis que le GOAT de la presse musicale écrite a remballé définitivement sa prose. Fût un temps où pour se la jouer rock critic, suffisait de descendre dans l’arène avec sa machine à écrire, sa gouaille, sa passion et sa topette de rhum et le tour était joué. En avant pour une vie de gaudriole ! Que de nos jours, si l’équipement sus-cité n’est pas accompagné d’une solide présence sur les réseaux, tu peux aller te brosser pour aller décrocher de l’interview poids lourd, de l’accréd’ en gros festoche ou du sac de goodies gratos. Participation à la grande kermesse du like obligatoire ! Quand le nombre de followers prime sur la qualité de la plume ! Pas étonnant qu’on se retrouve avec plus d’influenceurs que d’écrivains dans le pays de Molière et de Thiéfaine ! Est-ce qu’on imagine un seul instant le père Lester en train de pouponner ses réseaux sociaux ? Laissez-moi en douter. Gueulard comme il était ce putois, il aurait bad buzzé à chaque nouveau post. Pas sûr qu’il aurait su développer sa commu’ celui-ci. Et c’est pourtant bien pour cela qu’il est révéré aujourd’hui : son intransigeance, sa mauvaise foi, ses idées à contre-courant. Rien de bien instagramable en somme. Mais telle est la loi de nos jours en ce bas-monde followero-centré. Faut du reach pour obtenir ses laissez-passer. Pas très rock’n’roll si vous voulez mon avis mais bon, paraîtrait que c’est le prix à payer pour rejoindre la grande tribu médiatique.
Et quand je dis tribu, j’entends par là toute la clique, la foule, le grand nombre, la multitude. Ce que je veux dire, c’est que l’info en 2025, elle est aussi saturée qu’un riff de Black Sabbath. Sur les internets, c’est médias à volonté et ciao le temps de la radio unique communiste ! Dans le domaine musical par exemple, cela devient par exemple difficile de comptabiliser le nombre de sites d’actus rock ou de chroniques d’albums. Tant mieux, me direz-vous, il n’y en a jamais trop. Certes. Mais disent-ils tous quelque chose de bien différent ? Tous peuvent-ils réellement prétendre aux honneurs de la singularité ? Pour tout dire, à force d’y passer des heures, on se vite rend compte que les ritournelles sont souvent les mêmes et qu’à part quelques virgules nomades, le propos diffère rarement. Le journaleux en interview, par exemple, se casse pas toujours la nénette pour aller dénicher de la question inédite : signification du blaze, formation du groupe, inspiration du moment, menu de la cantine à midi, tac tac, v’là dix questions, interview pliée, merci bonsoir. C’est que la création de contenu numérique est un monstre jamais rassasié et pour le nourrir, on ne peut pas toujours se permettre du met 5 étoiles. Mais rajouter du contenu, encore et toujours, est-ce réellement bien utile ? La question est éthique, décroissante je dirais même. Je ne peux m’empêcher de penser que tout cela, aussi bon-enfant que cela puisse paraître, participe aussi à cette grande course frénétique de la production permanente, du trop-plein d’informations qui nous inonde. Less is more comme disait l’autre, alors ne faudrait-il pas prendre le temps, ralentir, relire ce qui a été déjà produit ? Effectuer du recyclage littéraire en somme. Lutter en littérature comme on le fait contre la fast fashion. À la hype, préférer les oripeaux. On ne va pas se mentir, quitte à lire un papier sur Lou Reed, autant relire les joutes du père Lester plutôt que de mater un TikTokeur pensant avoir découvert un nouveau continent en vous conseillant d’écouter Walk On The Wild Side ; le tout, qui plus est, dans une vidéo aussi longue qu’une nuit d’amour avec un éjaculateur précoce et dans un style oral aussi éloquent qu’un discours de François Bayrou.
Alors, tout a-t-il été déjà écrit ? Je ne suis pas loin de le penser. Et puis, tout ce qui ne l’a pas encore été, ne le sera-t-il pas prochainement par ChatGPT ? La question est là, aussi pertinente que terrifiante. L’arrivée de l’IA bouscule le game, dans l’industrie de la musique comme dans le reste de la société. Que restera-t-il d’une presse musicale déjà agonisante après le passage du grand remplacement numérique ? Aura-t-on encore besoin de journalistes pour annoncer les futures sorties d’albums ou rédiger les nécrologies de rock stars disparues ? Non, certainement pas et cela n’est pas si grave tant ces collections d’articles ne présentent qu’un maigre intérêt stylistique. L’ouragan de la pseudo-intelligence artificielle aura au moins ce mérite ; n’imiter (et donc révéler) que les textes sans grandes qualités littéraires. Les autres, les inspirés, les singuliers, n’auront pas à trembler. Car, soyez-en sûrs, il n’a pas encore été conçu le logiciel qui saura rivaliser avec les envolées d’un Psychotic reactions & autres carburateurs flingués et ce, même en ces temps d’apocalypse numérique (ou autre) à venir.
Faut bien avouer que l’époque, à défaut d’être rock, est du moins critique. Que peut un pauvre gratte-papier musical quand pleuvent les bombes et crame la planète ? Ça serait-y pas plus sensé que chacun bouquine le Monde Diplo’ plutôt qu’un mag’ rock avec une énième interview de La Femme ? Pas pour les dénigrer eux en particulier hein, mais on peut pas dire que leurs paroles aient la portée de celles d’un Martin Luther King. C’est pas avec cette collection de rimes pauvres qu’on s’en va changer le monde. Ou alors, pour peser, faudrait que le rock critic intègre ne se décide à donner la parole qu’à des groupes ayant le propos frétillant et engagé. Tendre le micro à ceux qui auraient vraiment des choses à dire, une vision sociétale à partager ; voilà une démarche qui serait déjà quelque chose. Peut-être pas life changing, certes, mais suffisant pour se donner bonne conscience entre deux picons. Que le quidam ressorte de sa lecture d’interview avec deux, trois pistes de réflexion, qu’il se titille le ciboulot sur quelques sujets jusque là intellectuellement inexplorés. Si on arrivait à tirer de chaque papier un condensé de convictions et de valeurs d’artistes engagés, politisés (des vrais hein, pas de l’humanitaire de façade façon Bono), n’y aurait-il pas moyen là d’influer un peu sur le cours des choses, de gribouiller une esquisse de projet de société ?
Voilà où j’en étais (toujours confortablement lové dans ma zone VIP, le gosier encore plein de rosbeef) dans mes épanchements existentiels sur l’état actuel de la rock critic, sur ses raisons d’être et sur les préceptes à appliquer pour lui rendre ses lettres de noblesse… quand me vinrent à l’esprit ces quelques mots du camarade Lester, lus quelques années auparavant, qui ne firent que me confirmer que le grand rock critic, tel un 42 à moustache, était bien la clé à mes questionnements du moment mais également à toutes les interrockations de l’univers :
« Ne me demandez pas pourquoi je cherche, obsédé, du côté des groupes de rock en vue d’un modèle de société meilleure… Je crois que c’est simplement parce que j’ai aperçu une fois quelque chose de beau dans un moment d’illumination, et peut-être que, le prenant par erreur pour une prophétie, j’ai cherché son accomplissement depuis. Et peut-être que rien d’autre au monde n’a jamais semblé détenir autant de promesses ».
Lester Bangs, New Musical Express, 1977.
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Et en digeo, une petite playlist estivale que n’aurait pas renié le sieur Lester.

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