Médiateur culturel de SMAC le jour, auteur la nuit, Nicolas Sauvage est un homme de transmission. Du genre à transformer ses amours musicales en biographies passionnées et passionnantes. Le bisontin en a déjà consacré quelques unes ; à Morrisey, à Paul Weller, à Curtis Mayfield ou bien encore à Damon Albarn. Son dernier ouvrage, Something Special, paru en début d’année aux éditions Le Boulon, retrace le destin de feu Terry Hall, chanteur de The Specials mais aussi auteur d’une œuvre aussi protéiforme que méconnue qui a encore bien des pépites sonores à révéler pour qui saura y tendre l’oreille.
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Dans la chronique qu’a accordée Rock’n’Folk à ton ouvrage, on peut lire que « le monde se divise en deux catégories : ceux qui ne connaissent pas Terry hall et ceux qui l’idolâtrent ». Si on ne te fera pas l’affront de te demander dans quelle catégorie tu te situes, est-ce que tues du moins d’accord avec cette phrase ?
C’est surtout générationnel mais les gens qui avaient vingt berges dans les années 80 le connaissent et ont suivi son parcours. Même s’ils ne se sont pas forcément intéressés à tout, les fans des Specials ont ensuite entendu parler de Fun Boy Three et peut-être dans une moindre mesure de The Colour Field. Il n’a pas dix millions de fans, mais je pense que les amateurs de Terry Hall sont à peu près tous d’accord pour dire que ça reste quand même un auteur et un interprète majeur.
Pour le grand public, il est avant tout le leader des Specials alors qu’il a finalement assez peu composé pour ces derniers. Quel est son véritable apport au groupe ?
Alors déjà c’est la voix du groupe, c’est le frontman. Il ne signe pas tant que ça de morceaux mais il leur apporte une sensibilité, une façon de les interpréter qui n’est propre qu’à lui. Et puis, c’est un personnage à ce moment-là, avec cette posture impassible et ce sérieux très affirmé, alors qu’il est tout jeune à l’époque, qui jouent un rôle très important. Au niveau idéologique, il est très positionné en faveur de l’acceptation de gens d’horizons différents. Il n’hésite pas à intervenir quand une partie de la mouvance skinhead bas du front s’invite aux concerts pour faire déraper les choses. Je cite une de ses interviews où il dit, avec une sorte de second degré, que les Specials n’ont jamais fait de ska mais sont une extension du punk rock. Je pense que, dans son esprit, il y a ce truc-là, un peu offensif.
Il adhère donc totalement aux valeurs du label Two Tone, de son combat en faveur de la mixité représenté par son légendaire damier noir et blanc . D’où vient cet engagement ?
Les Specials ont grandi à Coventry où est arrivée toute une partie de la génération Windrush (ndlr : terme utilisé pour désigner les immigrants des Caraïbes venus s’installer en Grande-Bretagne entre 1948 et 1971). C’est une ville où , culturellement, il y avait ce métissage naturel. Ça a eu un impact important sur le fait que les Specials s’assemblent en tant que groupe avec des musiciens noirs et des musiciens blancs. On est aussi à une période où ça se tend politiquement, avec la montée du National Front, des discours (déjà) sur le grand remplacement … mais aussi avec des contre-offensives comme le festival Rock Against Racism. Dans ce contexte là, le son festif des Specials, influencé par les musiques jamaïcaines, prônait le rassemblement. Le reggae a été à la génération punk ce que le blues a été à la génération sixties parce que les questionnements étaient quasi communs sur ce qui se passait alors socialement.
Il y a une phrase dans le livre qui clame qu’en seulement quatre ans de carrière et deux albums, The Specials sont passés directement de With the Beatles à Sgt. Pepper sans passer par Rubber Soul. Au-delà de la formule, comment cela s’est traduit pour le groupe ?
Quand un groupe devient un phénomène de mode, il a deux options : soit il capitalise sur le truc et use de la recette sans limite, soit il se dit qu’il n’a pas envie de rester enfermé dans un truc et il essaie de pousser un peu plus loin, quitte à ce que ça accroche un peu les fans de la première heure. C’est très clairement le choix qui a été fait par les Specials. Sur leur deuxième opus More Specials, il y a tout un tas de couleurs et de nuances. Parce que le groupe était un vrai collectif, où chaque musicien avait un profil différent et des choses diverses à amener. L’héritage des Specials est assez contradictoire en cela : entre les fans coincés dans une vision du ska presque au formol et les autres qui ont suivi les Specials dans leur questionnement sur la manière de faire évoluer un groupe. Et dans le cas de Terry Hall, c’est quelque chose qu’on constatera sur l’ensemble de son parcours. Dès qu’il a l’impression qu’il s’approche d’une formule, il part ailleurs. Il n’a jamais été carriériste, ça, c’est une évidence. Il fait partie de ces musiciens qui aiment des choses très différentes les unes des autres et qui avait envie de vivre un certain nombre de choses. Et ce qui est fascinant chez lui, c’est que finalement, l’ensemble forme un tout très cohérent.
Vient ensuite l’heure de l’après Specials où l’on découvre à Terry Hall une nouvelle obsession pop. D’où lui vient-elle ?
Il a depuis toujours cette fascination pour la chanson et le format pop. C’est quelque chose qui existe chez lui avant même qu’il ne rejoigne les Specials ; ces premiers émois musicaux s’appellent Bowie ou Roxy Music. C’est un excellent mélodiste qui cherchera à un moment à se rapprocher d’un songwriting un peu plus traditionnel et cela ressent notamment sur le second album de Fun Boy Three ou sur le premier Colour Field que je trouve absolument géniaux. Sur ses disques solos, il y a aussi un certain nombre de choses qui n’auraient pas dépareillées chez les têtes de gondole de la Britpop. Un titre comme Forever J aurait très bien pu être écrit par Pulp.
Dans les années 90 et 2000, Terry Hall collaborera avec tout un tas de musiciens émergents qui le citent comme référence : Damon Albarn, Amy Winehouse, Lily Allen ou bien encore Tricky. Qu’incarne-t-il aux yeux de cette nouvelle génération d’artistes ?
Je pense, dans un premier temps, incontestablement, la voix des Specials. Mais aussi peut-être un modèle d’authenticité, quelqu’un qui a toujours continué son chemin en remettant régulièrement son langage musical en question. Et puis, c’était une personne sans posture, un peu à la marge, qui passait son temps à revendiquer une certaine normalité. Je me souviens d’une interview assez drôle où il explique que ses voisins étaient toujours étonnés de le voir à la télévision le vendredi soir puis le samedi en train de tondre sa pelouse ; ce à quoi il répondait pince-sans-rire « ben oui, mais il faut bien que je la tonde ma pelouse ». C’était un type fondamentalement normal, une anti-popstar.
Un type fondamentalement normal mais aussi profondément engagé. Quand il revient avec The Specials à partir de 2019, plutôt que de capitaliser sur un retour pépère et nostalgique, le groupe livre un album de reprises de protest songs traditionnelles, un titre sur Black Live Matters, une relecture féministe d’un classique misogyne de Prince Buster. Il était toujours au fait des combats de son époque ?
En fait, toutes ses prises de position, que ce soit sur l’égalité homme-femme ou sur les questions de racisme, ça n’a jamais été une posture chez lui. Il disait que ça ne suffisait pas d’être contre le racisme, qu’il fallait le combattre. Je pense qu’une de ses plus grandes fiertés au sein de The Specials, encore plus que le succès du groupe, c’est d’avoir pu convaincre quelques bas du front haineux que leur voie n’était pas la solution. Quand les Specials sortent en 2021 l’album Protest Songs 1924-2012, il n’y quasi pas un morceau de musique jamaïcaine ; le style qui a fait leur renommée. Mais on a là des titres plutôt blues, folk où on a l’impression que Terry Hall chante ces textes engagés comme si c’était les siens.
Parmi les nombreux trésors que l’on peut découvrir en lisant ton livre, il y a l’album The Hour of Two Lights sorti en 2003 où Terry Hall s’allie avec le musicien Mushtaq pour un road trip musical oriental (où cohabitent une chanteuse libanaise de douze ans, un rappeur algérien aveugle, un clarinettiste juif septuagénaire, des demandeurs d’asiles juifs polonais). Aussi improbable qu’incroyable, quel accueil a reçu cet album ?
C’est un album qui a attiré quelques oreilles curieuses quand même, notamment pour le fait d’être sorti chez Honest Jon’s, un label co-dirigé par Damon Albarn, qui à l’époque s’implique pas mal dans le projet Africa Express. Là, Terry Hall se lance dans une aventure un peu similaire. Ce qui était surtout marquant avec ce disque en fait, c’était justement le parallélisme Albarn / Terry Hall qui prend là tout son sens. Clairement, le premier est l’héritier du second. Ils ont le même type de profil, ils ont leur groupe phare mais touchent un peu à tout en parallèle.
Dans le livre, on croise d’ailleurs souvent le nom d’Albarn mais aussi de Paul Weller ou de Morrisey ; des artistes à qui tu as aussi consacré des biographies. Est-ce qu’il y a un fil conducteur dans tes choix ou un point commun entre tous ces artistes sur qui tu décides d’écrire ?
Le premier critère, déjà, c’est l’absence d’un travail en France sur des artistes qui m’intéressent. Le contre-exemple serait Morrisey, pour qui il existait déjà un ouvrage mais qui est épouvantable (rires) ! Mais ce qui me plaît surtout, c’est de parler de gens qui racontent quelque chose de plus large que leur propre parcours de musicien, qu’il y ait cet aspect de passeur qui ouvre vers d’autres choses. C’est ça le vrai truc commun. Je pense que si tu te replaces en 94 à la sortie de Parklife de Blur et que tu te dis que les gamins qui écoutent ça à ce moment-là vont plus tard commencer à s’intéresser à la musique malienne grâce à Albarn et son Afrika Express, personne ne prend le pari ! Et moi, c’est ce qui me séduit, d’avoir des musiciens qui ouvrent vers des choses un peu différentes, d’avoir un petit voyage à faire.
Tes ouvrages sont-ils à rapprocher de ton métier de médiateur culturel à la Rodia (ndlr : la SMAC de Besançon) ? Est-ce que tu envisages ces deux aspects comme deux facettes d’un même rôle de passeur ?
Même si le mot n’est pas très élégant, je dirais que ces livres sont comme une prolongation de ma carrière professionnelle. Avant de bosser à la Rodia, j’étais disquaire et ce qui m’intéressait, au-delà de savoir si un disque s’était bien vendu ou non, c’était de savoir s’il allait plaire à la personne qui l’avait acheté et si cette personne allait revenir en disant « est-ce qu’il y a d’autres trucs dans ce genre là ? ». Pour moi, ça a toujours été ce truc. Il y a des personnes que j’ai côtoyées, qui sont venues nourrir ma passion musicale et envers qui j’ai une certaine gratitude. Maintenant, à mon tour de faire circuler du mieux possible tout ça. Que ce soit par les bouquins ou les conférences, j’ambitionne, avec humilité, de mettre certaines choses en lumière, de les rendre plus intelligibles pour que ça donne envie aux gens d’aller plus loin, de découvrir et d’écouter tel ou tel artiste.
Parmi les artistes ayant émergé au cours de ces vingt dernières années, à qui pourrais-tu consacrer une biographie ?
Il y a plein de choix qui pourraient être intéressants même si, sur 20 ans, cela signifie parler de gens qui sont encore en activité, ce qui n’est jamais évident. D’autant plus, que ce qui m’intéresse, c’est aussi d’avoir des éléments de contexte qui me garantissent en amont qu’à un moment, ça va dépasser le simple cadre de la personnalité sur laquelle je suis en train d’écrire. Je pense qu’un mec comme Alex Turner pourrait être quelqu’un sur qui je pourrais prendre plaisir à écrire : au-delà des Arctic Monkeys et de Last Shadow Puppets, sa vision, le contexte dans lequel il a débuté, son évolution … Dans un registre plus mainstream, Taylor Swift, ça doit être très intéressant à creuser : ça renvoie à des choses très différents, la façon de consommer la musique, ce côté fétichiste et ce fanatisme absolu de sa communauté. Ou bien encore écrire sur quelqu’un comme Julian Casablanca qui a incarné ce retour du rock avec The Strokes et leurs influences à la Velvet et qu’on finit par retrouver chez Daft Punk à la surprise générale.
Bon et pour finir, je suis obligé de demander au fan de Blur que tu es ce que tu penses du retour triomphal d’Oasis cet été ?
(Rires) Personnellement, pas grand-chose mais je suppose que leur banquier doit être ravi !

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